17 octobre 2011 :

 

Intervention de Son Excellence Monsieur Kenjiro Monji
Délégué permanent du Japon auprès de l’UNESCO
« Se parfumer, un acte d’Humanité »
« De la Terre au Ciel, entre parfums et rituel »
Grasse, 17 octobre 2014


Monsieur le Sénateur,
Excellences,
Mesdames et Messieurs,

 

            C’est un grand honneur et un plaisir pour moi de prendre part au Colloque « Se parfumer, un acte d’humanité », dans cette belle ville de Grasse, capitale mondiale des parfums, et je souhaite exprimer mes sincères remerciements à l’Association du Patrimoine vivant du Pays de Grasse de m’y avoir convié. C’est avec impatience que j’attends de découvrir la ville et son centre historique, chose que je n’ai pas eu l’opportunité de faire il y a 38 ans quand j’étais stagiaire du Ministère japonais des affaires étrangères à l’Université de Montpellier.


            Aujourd’hui, ma présentation s’attachera à démontrer que le parfum, souvent considéré sous l’angle purement matériel du bien-être, de la beauté et de la séduction, revêt également une dimension spirituelle qui s’exprime dans de nombreux rituels dont le Kōdō, ou voie de l’encens, constitue une parfaite illustration. Ce rituel met en effet en exergue la spiritualité des odeurs et se place en parfaite harmonie avec l’étymologie du mot parfum signifiant « par la fumée » en latin et évoquant les usages traditionnels et les rituels anciens des fumigations d’encens.


            Trouvant ses origines en Chine, l’encens a été introduit au Japon au 6ème siècle dans les rituels bouddhistes. C’est dans « Les Chroniques du Japon », premier livre d’histoire japonais fait au 7ème siècle, que l’on trouve la plus ancienne référence à l’encens. En 595, des pêcheurs d’Awaji shima, une île située au centre du Japon, ont découvert un morceau de bois sombre échoué sur une plage et ils y ont mis le feu. Le bois a alors exhalé une merveilleuse senteur. Surpris, les pêcheurs ont décidé d’offrir ce morceau de bois à l’Empereur.


            Encouragée par les Empereurs successifs, la religion bouddhiste se développa au Japon et l’encens fut alors utilisé pour purifier l’atmosphère des temples ainsi que lors de cérémonie religieuses. Le parfum de l’encens devint ainsi le symbole du recueillement et de la prière. Le Shōkō (mélange de jinkō, de santal, de camphre, etc.), jeté directement sur les braises de l’encensoir, et le Senko, qui se présente sous forme de bâtons, sont des types d’encens généralement utilisés au Japon encore aujourd’hui. L’odeur de l’encens éveille chez les Japonais un sentiment de piété.

 

           Si vous avez un jour la chance de visiter le Temple Sensoji, un site touristique très connu à Tokyo, vous pourrez voir des fumées d’encens s’échappant d’un grand encensoir posé sur le sol dans les jardins du temple.

 

           La croyance veut que ces fumées aient des vertus thérapeutiques, et de nombreux visiteurs guident la fumée vers les différentes parties de leur corps avec leurs mains. Lors d’une de mes visites, j’ai placé mes mains de façon à diriger la fumée vers ma tête, mon épouse m’a alors fait remarquer qu’il était nécessaire que la fumée guérisse non seulement mon cerveau mais aussi mon visage.

     
            A l’époque Heian qui débuta à la fin du 8ème siècle, l’aristocratie commença à utiliser l’encens à différentes occasions, et non plus seulement durant les cérémonies religieuses mais aussi dans les actes de la vie quotidienne. Dans leur Palais de Kyoto, à l’époque capitale impériale, la pratique était  connue sous le nom de « karatakimono », selon laquelle les gens utilisaient différentes senteurs pour parfumer leur habitation ou leurs vêtements.


            Le plus ancien roman du monde, intitulé  « Le Dit du Genji », rédigé au début du 11ème siècle par Dame Murasaki Shikibu ou « Les Notes de l’Oreiller » une des œuvres majeures de la littérature japonaise écrite par sa rivale contemporaine Dame Sei Shonagon, décrivaient parfaitement les sentiments qu’éprouvaient les hommes et les femmes de cette époque pour le parfum. Permettez-moi de citer ici un passage des « Notes de l’Oreiller » :


            « Choses qui font battre le cœur : Les moineaux donnant la becquée à leurs petits, S’allonger seule dans une pièce où s’est consumé un délicieux parfum. Contempler le miroir de Chine qui s’est un peu terni…..Laver mes cheveux, me farder, revêtir des habits tout imprégnés des parfums de l’encens, même si nul ne me rend visite, tout au fond de mon cœur, je me sens ravie….. ».

 


            A cette époque également, les aristocrates pratiquaient le « takimonoawase », que l’on pourrait traduire par « jeu de l’encens », dans lequel les joueurs s’affrontaient dans le but de produire la senteur la plus agréable en combinant avec originalité différents types d’encens afin de créer des compositions olfactives particulières. L’encens est ainsi devenu pour la noblesse un moyen d’exprimer son sens du beau, fondement de sa sensibilité et de son intelligence. Pour ce faire, ils utilisaient les nerikō, des boules de poudre de différents encens dont le mélange exhale des senteurs aux variétés subtiles. Les six illustres parfums de l’encens ont été codifiés à l’époque Heian dans un ouvrage de référence, véritable typologie olfactive, dont les aristocrates s’inspireront pour inventer des fragrances personnalisées.


            Ces senteurs sont fortement rattachées à un sens aigu du passage des saisons et de la spiritualité. Les quatre saisons sont ainsi représentées par les odeurs des fleurs de prunier (printemps), de lotus (été), de chrysanthème (automne) et de feuilles mortes (hiver).


            Les nerikō sont encore utilisés aujourd’hui lors de cérémonies du thé qui se déroulent durant la saison du l’atre (entre novembre et avril).


            Avec l’arrivée de l’ère des guerriers à la fin du 11ème siècle, les goûts des japonais pour les fragrances ont évolué. Les guerriers préfèrent les parfums discrets et élégants des bois aromatiques à celui des nerikō, plus épais et plus complexe. Puis c’est au 15ème siècle, durant le Higashiyama, mouvement culturel qui se développa durant le règne du Shogun Yoshimasa Ashikaga, que remonte la création du Kōdō, ou « Voie de l’encens », dont la pratique  consistant à « écouter » les parfums, viendra s’ordonner autour de règles esthétiques rigoureuses et de rituels très codifiés. Le Kōdō est un rituel unique au monde qui fait le lien entre les parfums et la conscience aigüe qu’ont les Japonais pour le  passage des saisons et leur lien avec les chefs d’œuvre de la littérature japonaise. Depuis cette époque, le rituel de la Voie de l’Encens s’est transmis de génération en génération grâce aux deux écoles majeures : Oie et Shino. Les grandes traditions artistiques japonaises que sont l’Ikébana, la Cérémonie du Thé ou le Noh sont également nées à cette époque.


            Je souhaite maintenant vous décrire le déroulement d’une cérémonie de Kōdō :


            Le maître emplit d’abord des brûle-parfums de cendres et place au centre de chacun d’eux un petit charbon chauffé au préalable. Après avoir donné à la cendre la forme du Mont Fuji, il creuse un petit trou au sommet et dispose dessus une petite plaque de mica sur laquelle il place délicatement un mince carré de bois odorant.

 

            Les participants « écoutent » alors à tour de rôle la fragrance délicate. Le plus souvent, des encens différents sont utilisés pour un jeu, le kumikō, qui consiste pour les participants à mémoriser le parfum de chaque bois  d’encens.

 

            J’ai appris que des objets utilisés lors des cérémonies de Kōdō sont exposés au Musée international de la Parfumerie de Grasse et sans doute y-a-t-il parmi les professionnels de la parfumerie des connaisseurs de ce rituel mais je dois avouer que je suis moi-même profane en la matière. Pour avoir assisté à une cérémonie un jour, je peux seulement dire que  la nuance entre les senteurs est, en ce qui me concerne, assez difficile à observer.

 

            Un des jeu de kumiko le plus sophistiqué est le « Genjikō », pour lequel le maître de cérémonie prépare 25 morceaux de bois, cinq fois cinq essences différentes, placés individuellement dans de petites enveloppes toutes identiques qu’il mélange.


          

            Cinq d’entre elles sont tirées au hasard et les bois que contiennent ces enveloppes sont alors présentés sur les brûle-parfums les uns après les autres. Les participants « écoutent » les 5 bois successivement et notent leur jugement sur une feuille de papier en utilisant 5 lignes verticales, chacune représentant un des 5 morceaux, de droite à gauche dans l’ordre de l’écoute. Les lignes verticales connectées à une ligne horizontale indiquent un parfum identique. Les combinaisons possibles sont au nombre de 52 et forment des signes, chacun d’entre eux correspondant au titre de 52 des 54 chapitres du roman « Dit du Genji ». Le graphisme des tableaux de signes ainsi formés a été largement reproduit en motif ornemental sur des tissus de kimono, sur des ceintures ou même sur des sucreries.

 

 

            L’attrait principal du Kōdō réside dans le plaisir de « l’écoute du parfum » et la relation aux autres pendant le jeu du kumikô. 


            Laissez-moi maintenant vous citer les dix vertus traditionnellement attribuées au rituel du Kōdō : La Voie de l’encens :

 

           

            Dans les pays occidentaux, les fragrances se sont développées sous une forme liquide, alors qu’au Japon elles prenaient une forme solide et étaient destinées à être brûlées. Différence intéressante à la lumière de l’étymologie du mot parfum à laquelle j’ai fait allusion au début de ma présentation.


            Durant la période Edo, qui s’étend du 17ème au 19ème siècle, l’usage de l’encens se démocratisa et l’on commença à l’utiliser pour le maquillage ou pour des objets liés au parfum comme les sachets, les brûle-encens ou les oreillers qui diffusent de l’encens. Le parfum se mit alors à faire partie intégrante de la vie quotidienne des Japonais. Le Kōdō connu sa plus forte popularité au milieu de la période Edo. Les règles codifiant la manière d’apprécier l’encens étaient alors enseignées par des instructeurs professionnels dans des écoles dirigées par des maîtres de Kōdō, et la production d’ustensiles et d’objets d’art liés à cette pratique se développa rapidement. Néanmoins, dans la seconde moitié du 19ème siècle, du fait de la disparition de la société féodale, résultant notamment de l’ouverture du pays sur l’extérieur et de l’occidentalisation qui s’en est suivie, la pratique du Kōdō a connu un certain déclin, de la même façon que d’autres arts traditionnels japonais.
La renaissance du Kōdō eut lieu au début des années 60 avec la reprise de l’enseignement dans les deux principales écoles de Kōdō. Plus récemment, ce renouveau national et international a généré un fort développement des activités liées au parfum.


            Avant de présenter la situation contemporaine, je souhaite m’arrêter brièvement sur l’histoire de l’introduction du parfum au Japon. C’est à la fin du 19ème siècle que se développa l’usage commercial du parfum au Japon, et c’est en 1872 que fut produit le premier parfum de style occidental « L’eau de fleur de cerisier », suivi ensuite par de nombreux autres portant le nom de Pivoine, Chrysanthème jaune, fleur de prunier, fleur de glycine, etc. Les noms de ces parfums étaient le reflet des goûts des japonais de l’époque. La ville de Grasse a énormément contribué au développement de l’industrie japonaise du parfum, notamment en recevant des stagiaires japonais tels que Monsieur Tadaka Kainosho, premier stagiaire japonais à Grasse, au début du 20ème siècle. La Takasago International Corporation, une société fondée par Monsieur Tadaka Kainosho en 1920, quelques années après être revenu de son séjour en Europe, est aujourd’hui une multinationale qui compte 3000 employés et est implantée dans 27 pays.


            Je souhaite maintenant faire une brève présentation de la situation actuelle du parfum au Japon. Selon les experts, les goûts des japonais en matière de parfum sont différents de ceux des Européens, et ce pour de multiples raisons, notamment le climat chaud et humide, une odeur corporelle moins forte chez les Japonais résultant probablement de leur régime alimentaire qui privilégie le poisson et les légumes, mais aussi de leur goût pour les bains (de nombreux japonais prennent en effet un bain, et non une douche, quotidiennement.), ainsi que les caractéristiques des Kimonos qui retiennent les odeurs. Le marché japonais du parfum est nettement moins développé que celui d’autres pays, représentant seulement un chiffre d’affaires annuel de 400 à 500 millions de dollars.


            Cependant, le marché olfactif dans son ensemble est en pleine croissance et les différences de goût entre le Japon et les autres pays se réduit. Le pays connaît depuis 2008 une forte explosion de la demande pour les adoucissants aromatiques, utilisés pour le lavage du linge, représentant un marché d’un milliard de dollars en 2013. La croissance se poursuit et de nombreux fabricants mettent chaque année de nouveaux produits sur le marché. Environ 60% des ménagères utilisent plus de deux types d’adoucissants différents, certaines d’entre elles effectuant même des mélanges pour obtenir un parfum personnalisé. Ce phénomène s’explique par le fait que les Japonais préfèrent porter le parfum sur leurs vêtements plutôt qu’une substance aromatique touchant directement leur corps comme le symbolise bien la pratique ancienne de l’aristocratie.


            Néanmoins, les parfums et les senteurs envahissent de plus en plus la vie quotidienne des japonais. De nombreux objets parfumés voient le jour comme les stylos à bille, les gommes, le papier à lettres, les cartes postales, les clés USB, et les lanières-attache pour leur téléphone portable, pour qu’on puisse exhaler une senteur agréable chaque fois qu’on reçoit ou émet un appel.


            Je souhaite, avant de clore cette intervention, dans laquelle, je l’espère, j’ai démontré la pertinence du titre de ce Colloque « Se parfumer, un Acte d’humanité », en soulignant les liens indissociables existant entre parfum et humanité. Je pense même pouvoir affirmer qu’il n’y a pas d’humanité sans parfum et qu’il n’y a pas de parfum sans humanité. A cet égard, je ne doute pas un instant du succès dont sera couronnée la démarche d’inscription sur la Liste du Patrimoine culturel Immatériel de l’UNESCO des Savoir-faire liés au parfum en Pays de Grasse.


            Je voudrais rappeler pour terminer que c’est durant le mandat de Monsieur Koïchiro Matsuura, ancien Directeur général japonais de l’UNESCO, qu’a été établie la Convention pour la Protection du Patrimoine culturel immatériel, avec le soutien du Gouvernement japonais. Depuis les années 1950, le patrimoine matériel et immatériel japonais est protégé par une loi conjointe. Je comprends donc pleinement l’importance et l’envergure de cette Convention et je suis personnellement convaincu que l’inscription des savoir-faire liés au parfum en Pays de Grasse ne ferait qu’enrichir un peu plus encore la Liste du patrimoine culturel immatériel. Encore une fois bonne chance dans votre démarche !

           

(fin du discours)

 

 

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