Le secret du partage dans le théâtre Bunraku, la vie intérieure des marionnettes, le Shamisen, le Tayu.

 

Marionette et marionettistes©UNESCO Niamh Burke

 

La marionnette de Bunraku doit avant tout être animée d'une vie intérieure.

 

La marionnette de Bunraku n'est que tête et membres. Car, sous le kimono, le torse n'est en fait qu'une armature. À la place du cœur est un vide, que vient combler la main gauche du marionnettiste principal. C'est elle qui tient la tête et contrôle les yeux, les sourcils et la bouche. Grâce à ce vide, le jeu de la marionnette s'exécute de l'intérieur. C'est qu'elle ne joue pas simplement son rôle en empruntant des gestes mimétiques mais elle doit avant tout être animée d'une propre vie intérieure. À la différence de toutes les autres formes de théâtre, il s'agit moins d'exprimer la vie que de la capter, de l'incarner ou de la faire incarner aux marionnettes. En effet, le tayû (récitant) ne récite pas seulement à la place de la marionnette muette, pas plus que le shamisen (luth à trois cordes) n'accompagne simplement le chant et la narration.

 

Tout commence avec le shamisen.

 

Joueurs de Shamisen ©UNESCO/ Niamh Burke

 

Au contraire, tout commence avec le shamisen qui ouvre, sous les coups du plectre, tout un espace événementiel. Parfois mélodieuse et chantante, parfois rythmique et insolite, la musique du shamisen provoque déjà tous les mouvements, tous les motifs de l'espace dramatique. Le Bunraku est par essence un théâtre à écouter plutôt qu'à voir. Et c'est d'abord les sons touchants du shamisen qui nous apprennent à tendre l'oreille aux événements. À l'écoute de cet instrument à trois cordes, le plus lourd du genre, notre âme se met à vibrer déjà du plus profond de nous-même, dans l'attente de l'événement à venir. L'important est donc de vous pénétrer pleinement de la musique du shamisen et de vous laisser emporter par cette étrange force qui dicte le drame du destin en en convoquant tous les éléments.

 

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Le tayû, à la fois chanteur et récitant

 

Pourtant, si le mouvement dramatique est déjà évoqué dans le détail par le shamisen, la musique seule ne suffit pas à humaniser le drame. Pour qu'éclose le théâtre proprement dit, encore faut-il que, de la musique évocatrice du shamisen, s'élèvent, se distinguent des voix humaines, traduisant et assimilant le drame qui se prépare. C'est le tayû, à la fois chanteur et récitant, qui tel un prisme, donne au flux dramatique dessiné par la musique toute une gamme de voix, d'émotions et de caractères. Dans le travail du tayû, il y a déjà toute une analyse, toute une interprétation du drame. À écouter son récit, nous sentons déjà ce qu'est chaque personnage, ce qu'il éprouve, ce qu'il désire, ce qui l'attend, au-delà même de ce qu'il sait de lui. Le tayû, par sa seule voix, lui rend en quelque sorte son 'être'. Pour le tayû, le problème n'est pas tant de savoir jouer de différentes voix que de descendre chercher au plus profond une véritable source d'où émerge chaque 'être' avec sa personnalité et son propre destin. Ce n'est donc pas simplement une belle voix, mais une voix profonde et obscure, chargée de multiples fréquences hétérogènes qu'il faut acquérir - parfois même en 'oubliant' sa propre voix - au cours de dizaines d'années d'entraînement. La voix du tayû doit absolument sortir du ventre, des entrailles. À travers elle, chaque vie, chaque âme commence à porter sa propre couleur ; et c'est cette floraison d'un destin singulier que nos oreilles doivent suivre.

 

C'est alors seulement qu'interviennent les marionnettes. Elles apportent une ultime précision visuelle au moindre mouvement d'action et d'émotion. Grâce aux marionnettistes qui, jouant presque eux-mêmes, captent le flux de vie développé par l'extraordinaire voix du tayû, elles s'animent de l'intérieur pour vivre le moment le plus fort de leur destin. Si la présence des marionnettistes, voilés ou non, sur la scène, ne gêne aucunement l'imagination des spectateurs, c'est parce qu'il ne s'agit pas, comme dans le théâtre ordinaire, de voir des personnages jouer, mais de voir des marionnettes inertes incarner tout d'un coup une vie, une passion, un destin. Les marionnettes ne sont pas le point de départ mais l'aboutissement du flux dramatique de la vie. L'expression du drame s'achève dans la précision de l'interprétation qui dépasse toute faculté de jeu humain. Jusqu'au bout des doigts ou dans le battement des paupières et des sourcils des marionnettes, nous voyons palpiter et affleurer l'authenticité d'une vie. Miracle du Bunraku, en effet, il arrive de voir le sang monter aux joues de la marionnette au moment où elle vit une forte émotion.

 

Un immense flux d'émotion dramatique remplit l'espace théâtral tout entier

 

Ainsi le secret du théâtre de Bunraku consiste en ceci que, déclenché par le shamisen, emporté par la voix du tayû, un immense flux d'émotion dramatique remplit l'espace théâtral tout entier pour se cristalliser dans la précision ultra raffinée du jeu des marionnettes. Par le biais de la ressemblance de la marionnette avec l'être humain, la vie parfois tragique de l'homme trouve une forme ultime. La souffrance, comme la joie, parvient ainsi à son achèvement formel et esthétique, offrant aux spectateurs une forte catharsis, et même, pourquoi pas, une sorte de salut aux âmes en peine invoquées sur scène. Nous, spectateurs, partageons en effet cette vie, ce destin qui est en jeu, imprégnés que nous sommes de la musique du shamisen et de la voix mystérieuse du tayû, tout comme les marionnettes. Ce n'est vraiment pas par hasard que le shamisen et le tayû se placent non pas à l'intérieur de la scène mais devant elle, en saillie vers la salle, tournés d'un côté vers les marionnettes et de l'autre vers les spectateurs. Nous nous retrouvons, comme les marionnettes, 'récipients' de la vie, de la passion et de la fatalité. C'est là que se situe le partage du destin originel de l'être humain, ce qui est, indéniablement, la vocation même du théâtre.

 

La destinée dramatique de l'être humain coule en un flux partagé par maintes personnes. La vie humaine est comme un voyage où se tissent amours cruelles et nécessités de la destinée. Telle est la philosophie qui sous-tend toute la dramaturgie du Bunraku.

 

(Texte: © UNESCO, Section du Patrimoine immatériel)

 

Pièces jouées à l'UNESCO:Manzai, un extrait de La Célébration des 4 saisons, Osono, La Tragédie de l'amour triangulaire

 

 

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